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Sans Filtre: 2019 Painted steel, plastic, painted MDF and plywood Reconfigurable installation (Benches: 16 X 20 X 96 inches, frames: (8 X 12 feet)

Avec Sans filtre (English version soon)

Avec Sans filtre, Mathieu Grenier offre un ensemble d’œuvres complexes et même déroutantes, car s’adressant, sur plus d’un registre à la fois, à l’œil autant qu’au corps et à l’intellect. Usant du pouvoir de l’illusion là où on ne l’attend pas, l’artiste réserve ainsi quelques surprises au public, même le plus familier de son travail. L’épurement formel des pièces ne laisse en effet pas présager la part de jeu et de rebond, subtile certes, qui anime l’exposition. Austère prédominance du noir, structuration géométrique des œuvres et sobre accrochage d’un petit nombre de travaux, la proposition semble des plus rigoureuse et ordonnée, pour ne pas dire sage… Néanmoins, une stimulante ambiguïté ne tarde pas à poindre en raison du ton presque énigmatique émanant de certaines images et de la façon dont l’artiste brouille les lignes entre image, sculpture, objet ou architecture.

Expanded Nomenclature

Grenier est par exemple connu pour sa production photographique, très certainement le cœur de sa pratique. Une série telle Expanded Nomenclature, pourtant, semble aussi bien s’écarter de ce médium que s’y inscrire. Résolument hybrides, ces œuvres se présentent comme une structure murale d’acier à laquelle des images photographiques sont juxtaposées. Par leur épaisseur et leur grand format, ces grilles s’imposent d’emblée comme des compositions géométriques presque sculpturales, éclipsant vite la fonction de cadres qu’elles peuvent sembler jouer pour les quelques photographies qui s’y donnent à voir. Par rapport à ces images de tailles et de supports variés qu’elles intègrent, soutiennent ou qui les jouxtent, ces grilles ont un rôle flou, oscillant entre mobilier, dispositif d’accrochage et sculpture abstraite. Les Expanded Nomenclature amènent ainsi sculpture et photographie à coexister au sein d’une forme sans s’y fondre tout à fait.

Chacune de ces structures murales est ainsi ponctuée de photos s’ouvrant comme autant de vedute allusives sur des espaces anonymes et vides ou des gros plans des objets qui s’y trouvent peut-être. Or certaines de ces images se trouvent placées en périphérie des grilles d’acier, créant une impression de décentrement et d’hétérogénéité que renforce d’ailleurs la variété des formats, des supports et du mode d’accrochage de celles-ci. Des photos sont par exemple accrochées hors des grilles, ou imprimées sur vinyl autocollant et directement appliquées au mur. Ces compositions centrifuges (en « expansion » ?) évoquent ainsi des assemblages d’éléments provisoires ou modulables (Grenier explique d’ailleurs que la position des images peut changer d’une exposition à l’autre).

Format, position, support ou mode d’accrochage des photographies sont ainsi déclinés de multiples façons dans ces « nomenclatures en expansion ». L’artiste attire par là notre attention sur les paramètres matériels de l’image photographique et de ses modes de présentation, comme s’il souhaitait nous rappeler qu’une photographie demeure toujours une chose, un objet bien concret, malgré la bidimensionnalité de ce qu’elle donne à voir. Voilà qui nous mène au cœur de la pratique de Mathieu Grenier, qui travaille en photo, certes, mais aussi et surtout sur la photo. Car s’il utilise ce médium pour créer des images appelées à être regardées, il fait aussi de son art un lieu cherchant à montrer la photographie elle-même. Pour le dire autrement, le sens de ses œuvres ne se trouve pas seulement dans le contenu visuel qu’elles nous présentent, mais dans la façon dont elles apparaissent elles-mêmes comme objets matériels de plein droit, présents avec nous dans l’espace d’exposition.

Surfaces

En témoignent les quatre productions de la série Surfaces – corpus qui s’apparente le plus à des photos « traditionnelles » dans l’exposition. Une même formule régit leur composition : chaque œuvre se partage en deux moitiés égales présentant chacune une image distincte. Dans le premier diptyque, un plan noir jouxte ce qui évoque la neige d’un écran télévisuel (pour Surfaces 1) et d’indistinctes volutes gazeuses (pour Surfaces 2). Plus explicitement figuratif, le second diptyque montre un gros plan de fleurs hors foyer auquel est juxtaposé un détail isolé dans l’obscurité – dans Surfaces 4, par exemple, quelque instrument dressé dans un espace intérieur inoccupé. Ce type de lieu et de mise en scène rappelle le contenu des photos des Expanded Nomenclature : pièces désertes et anonymes ou gros plans d’objets que l’éclairage ou le format réduit des images ne permet pas toujours d’identifier, comme si Grenier mettait davantage en avant leur caractère générique plus que leur individualité de lieu (l’artiste nous apprendra qu’il s’agit de salles de projection ou de son atelier). Tout se passe comme si les ressorts formels prisés par Grenier avaient pour but de résister au désir du spectateur d’investir pleinement l’image (en procédant à la reconnaissance de son contenu ou en l’animant d’un récit), de façon à le ramener à la concrétude de la photographie.

Ce qui semble clair, en tout cas, c’est la volonté manifeste de l’artiste de ne pas faire dépendre l’observation de ces images de la connaissance de leur référent. Ainsi, le titre éminemment général de ces images – Surfaces – reste muet sur leur contenu, sinon par la réitération presque tautologique de ce que partagent toutes les photographies : le fait de présenter d’abord et avant tout une surface à regarder.

Sans filtre : de l’installation à l’exposition

Mais dans cette exposition, regarder ne suffit pas car, de même que Grenier ne se restreint pas son art à l’image bidimensionnelle, l’expérience de la photographie qu’il nous propose ne se limite pas au mode distancié de la vue : Sans filtre sollicite de façon quasi phénoménologique le corps entier, nous amenant à prendre réflexivement conscience de l’expérience que nous faisons des œuvres.
Parions d’ailleurs que ce que les spectateurs ont d’abord perçu, sinon lors de leurs premiers pas dans la salle, du moins pendant leur visite (ne serait-ce qu’intuitivement), c’est la présence de deux longues barres d’acier peint en noir, courant au sol puis s’élevant jusqu’à friser le plafond pour dessiner chacune le périmètre d’un rectangle occupant l’espace de la galerie. Perpendiculaires l’un par rapport à l’autre, ces pourtours évidés croisent chacun un banc de même teinte noire. Or, par la manière dont ils sont disposés, rectangles et bancs délimitent dans l’espace d’exposition un parallélépipède virtuel dont la double porte d’entrée et le coin sud-est de la colonne marqueraient les sommets.

Mais l’association étroite de ces éléments et la symétrie de leurs positions respectives ne se révèlent que progressivement, à mesure que notre circulation dans la salle d’exposition nous permet de les observer sous divers angles. Cette intervention, l’artiste l’a jugée significative au point d’attribuer son titre (Sans filtre) à l’exposition elle-même dans son ensemble. Or, même si cette œuvre est au final celle qui occupe le plus de place à Plein Sud, elle n’est pas si visible comme telle ni n’affirme d’emblée son statut artistique : c’est que les éléments qui la composent sont matériellement indépendants les uns des autres, et ne confèrent donc pas à l’œuvre la présence forte et unitaire d’un objet, voire, dans le cas des bancs, peuvent être confondus avec un mobilier fonctionnel (ce qu’ils sont aussi, d’ailleurs).

En dépit de la subtilité de son insertion dans le lieu d’exposition, pourtant, l’effet de présence de cette structure est indéniable, ne serait-ce que par l’échelle de ses éléments et son occupation affirmée du lieu. Un peu à l’instar de l’architecture dont la forme même peut nous affecter de manière quasi somatique, kinesthésique, avant même que nous l’examinions délibérément, cette œuvre de Grenier nous atteint « sans filtre », pour ainsi dire. À l’inverse des réalités plus autonomes que sont chacune des Expanded Nomenclature et des Surfaces, les bancs et rectangles de Sans filtre n’ont de sens que les uns par rapport aux autres, et en regard de l’architecture de la salle avec laquelle ils composent, tels un aménagement. Percevoir leur organisation spatiale, c’est donc discerner le volume de la salle d’exposition que l’œuvre occupe et intègre en partie en son sein. Dès lors, les frontières se brouillent : où finit l’œuvre au juste, et où commence l’exposition de celle-ci ? Cette ambiguïté est en fait celle-là même que pose l’art de l’installation, et c’est justement cette dénomination que Grenier utilise pour désigner le médium de son intervention.

On le constate, cette manière de travailler l’espace d’exposition ne relève plus de la seule photographie. Et pourtant, cette même installation regarde la photo, tant au sens figuré qu’au sens propre de l’expression : l’artiste parle de ces rectangles comme de « cadres » et, de fait, c’est bien à travers leur eux que le public aperçoit les œuvres au fil de ses déplacements dans la galerie. Cadres ici émancipés des murs et de leur stricte vocation fonctionnelle, puisqu’eux-mêmes se voient promus au rang d’œuvres.
C’est ici qu’interviennent les deux bancs noirs mentionnés plus haut, que les habitués de Plein Sud auront sans doute remarqués puisqu’il semble s’agir d’un nouveau mobilier, et dont l’emplacement particulier et surtout la couleur (le même noir que celui des grands cadres et du reste des œuvres) auront peut-être mis la puce à l’oreille des autres. Tout en jouant pleinement leur rôle (on peut s’y asseoir !), ces deux bancs font bel et bien partie de l’installation, et l’artiste les a d’ailleurs fait fabriquer pour qu’ils s’harmonisent à l’ensemble par leur revêtement peint.

Leur présence est motivée par une fin tactique : au lieu d’offrir un regard centré et optimal sur une œuvre ou une autre, Grenier les a placés pour induire un point de vue légèrement décalé sur elles, comme pour contrarier par ce décadrage la vision « juste » à laquelle peut s’attendre le public qui en userait. En s’immisçant ainsi dans le domaine du mobilier proprement fonctionnel de la galerie pour mieux en détourner l’usage, l’installation de Grenier brouille d’une autre façon la frontière entre œuvre et lieu d’exposition.

Un autre piège, enfin, est tendu au spectateur par le troisième et dernier élément de cette installation, un détail modeste dont la présence un peu curieuse peut étonner mais qui risque aussi de passer inaperçu, ou du moins d’être négligé. Il s’agit (apparemment) d’un petit morceau de papier qu’on aurait plié et chiffonné avant de le jeter ou de l’oublier sur un des bancs mais qui, lorsqu’on s’en approche, ressemble à s’y méprendre, par sa surface lisse et ses reflets blancs, à une photo au papier glacé. Or, ce qui a tout l’air d’une intrusion inopportune du non-art dans le « cube blanc » est et n’est pas une photo, mais est, incontestablement, une œuvre : il s'agit du moulage en plastique d'un Polaroid froissé, c’est-à-dire d’un type de photographie par définition non reproductible, mais dont Grenier a produit un fac-similé aussi fidèle et confondant que possible. Le papier photo, friable et fragile, fait ainsi place au plastique rigide qui en reproduit l’aspect à l’instar d’un trompe-l’œil tridimensionnel – illusion mimétique qui a exigé de Grenier de patientes expérimentations techniques pour la réaliser.

On le constate au terme de cet aperçu, bien que l’œuvre photographique apparaisse dans cette exposition comme « simple » image présentée au mur avec les Surfaces, elle se voit aussi associée au sculptural avec les Expanded Nomenclature, voire discrètement mise en scène par une installation jouant de l’architecture et du trompe-l’œil. Mathieu Grenier sollicite donc aussi bien la vue que le sens kinesthésique et l’activité mentale réflexive du spectateur, grâce à une exposition qui l’amène à prendre en compte, de façon aussi concrète que conceptuelle, la façon dont l’œuvre d’art lui apparaît (ou « mésapparaît ») et se donne à voir (ou à « mévoir »). Il intervient au fond sur ces cadres mentaux (au sens du sociologue Erwing Goffman) qui déterminent notre manière de considérer les êtres, les choses et les circonstances, et de nous comporter face à eux, tout en révélant leur porosité. Visiter l’exposition Sans filtre, c’est donc découvrir un certain nombre d’œuvres mais c’est aussi s’engager dans une intrigue au cours de laquelle celles-ci se révèlent peu à peu, voire révèlent un visage, une complexité que nous ne soupçonnions pas au départ. Aussi cérébrale que puisse être l’expérience des trompe-l’œil qu’elle comporte, l’installation Sans filtre s’éprouve d’abord (avant même d’avoir été vue dans son entièreté) dans l’immédiateté d’une perception kinesthésique générale de l’espace où elle se tient et qu’elle affecte en retour, avant de faire l’objet d’une examen visuel délibéré qui nous mènera peut-être aussi bien à l’expérience du doute et de l’incertitude (« ces bancs noirs feraient-ils partie de l’œuvre, et si oui, puis-je les utiliser ? »), qu’à celle de l’éclair de compréhension surprise et amusée qui scintille en nous quand l’illusion du trompe-l’oeil se révèle et que le jeu des cadres qui nous font voir nous apparaît enfin.

Patrice Loubier